jeudi 23 septembre 2010



Un extrait de Don Quichotte de l'encre rouge. (chez Edilivre)



« A cet instant précis, les invités se détournèrent un peu de l’auteur en vogue car l’éditeur venait d’apparaître. DQ se sentit blêmir. C’était l’heure, enfin… Le tocsin, l’appel aux armes… Alors, les mâchoires serrées, le cœur sur haut voltage, il songea à tous les instants capitaux attendus jusqu’à en pleurer au cours de la vie et qui, lorsqu’ils sonnaient à la porte, pétrifiaient plutôt qu’ils ne propulsaient les hommes gavés d’espoir : premier rendez-vous amoureux, penalty décisif, arrivée sur le champ de bataille… Il était dans cet état de paralysie d’avant le grand plongeon. De Mougnaton, on ne distinguait que le rond dégarni au centre d’un large crâne. La dame bondit vers son patron dont elle accapara le bras droit. De toute évidence, d‘autres personnes, probablement employées dans la maison, auraient souhaité tenir ce bras-là, on le devinait aux mines déconfites. DQ respira et put ainsi se ressaisir. Il reprit sa nage vers son nouvel objectif. Le voyant s’approcher, la dame chuchota à l’oreille de Mougnaton : il s’agissait là d’un drôle de zouave qu’elle avait cru bon d’inviter, à la volée, afin de rire un brin. Ce zouave était venu en compagnie d’un autre énergumène, lequel ne quittait pas la porte de sortie… Comme ce zèbre se croyait écrivain, elle l’avait installé entre les pattes de Madame NLA… Mougnaton ricana et la dame fut rassurée. L’éditeur proposa même d’entrer dans la danse ! Il voulait s’amuser aussi. Lorsque DQ débarqua tout essoufflé au premier rang de l’armada contemplative, Mougnaton s’exprima haut et fort afin d’être entendu de tous :


- Ainsi, ma collaboratrice me dit que vous écrivez ? C’est charmant. Ce n’est pas original mais c’est charmant. Qu’avez-vous au visage, vous êtes-vous blessé ?


- Non, c’est mon maquillage… Mon visage de combat.


Mougnaton toussa pour dissimuler son fou rire.


- Avez-vous apporté votre manuscrit ?


- Oui, il est là.


Et DQ souleva son pull. On entendit des oh !, des ah !, et les plus fins connaisseurs de cette maison, de son patron, surent tout de suite qu’on se fichait d’un pauvre diable. »



jeudi 9 septembre 2010


EXTRAIT DE LA MONEDA
CHAPITRE 1
RENCONTRE D'YMA ET DU NARRATEUR
SANTIAGO, SEPTEMBRE 1973

"
- Que pensez-vous de mon cocktail ? Je ne vous indiquerai pas les éléments de la composition, c’est un secret de famille.

Je trouvais cela assez bon, buvable d'accord, toutefois assez mal sucré, prétentieux pour les couleurs et bourgeois pour les arrivages car certains fruits pressés n’étaient pas issus de la production nationale

- C’est remarquable. Je n’ai jamais rien bu de pareil.

- Je m’en doutais.

- Je ne veux pas connaître la composition, dis-je avec malice, car j’adore le mystère, ajoutai-je adroitement.

Á cet instant, son regard changea d’orientation, légèrement, et je crus y déceler un éclair du type « si tu veux jouer au séducteur de pacotille, arrête ton char ! » et c’était juste : je n’avais pas les armes pour dire des poésies inattendues ou des blagues ciselées, pleines de finesse. J’avais chaud, j’avais encore mal à la tête. Je me trouvais dans un lieu qui me déconcertais : grand salon, vaste cuisine, villa carrée. Et cette fille me déconcertait plus encore, parce que je ne connaissais pas les bourgeoises. Ni les autres, aurait-on pu ajouter pour me nuire. En attendant, je ne buvais pas vite, je voulais prolonger cette visite en terre inconnue. Elle s’excusa car elle voulait se changer :

- Mais restez donc, installez-vous dans un fauteuil. Prenez votre temps pour finir votre verre. Je veux à tout prix quitter mon survêtement, vestige de notre accident commun ! Pièce à conviction ! Je ne serai pas longue.

Elle s’éclipsa d’un bond. Livré à moi-même, je fis le tour du salon et c’était une longue promenade. Je regardais les vases, les tableaux, les photos. Qui passait le plumeau pour chasser la poussière ? Sûrement des gens de maison, des domestiques à jaquettes… De toute évidence, les parents de cette fille et cette fille aussi voyait la poussière comme un genre d’envahissement marxiste, insidieux et mortel. Je touchais le bois des meubles. Je n’avais jamais ressenti une telle douceur au bout des doigts. Bien sûr, rien n’était fabriqué avec les arbres de nos forêts. Je m’en fichais, je n’étais pas nationaliste et je ne croyais pas qu’il fallait à tout prix s’approvisionner à l’intérieur de nos frontières. Mais ces merveilles devaient coûter de l’or en barres ! Je m’en fichais, je n’étais pas jaloux, les riches m’amusaient mais ne m’indisposaient pas. Sur une belle photographie de grand format, toute la famille était réunie et disposée comme une équipe de football, les tantes et les grands-pères, les gosses et les ancêtres. J’essayais d’y reconnaître ma nouvelle amie. Ce devait la troisième, là, à droite, encore adolescente, bien avant qu’elle ne courût sur la plage. Au centre trônait un militaire. Pas n’importe lequel, un haut gradé ! J’avais fait mon service mais j’avais oublié les grades, le nombre d’étoiles, les rayures… Dans l'armée de notre beau pays, on connaissait une surenchère de médailles et de médaillés : les bustes des officiers devenaient trop étroits pour y coller toute la batterie de cuisine. Je crois qu’il s’agissait d’amadouer ces soldats quelque peu « soupe au lait » avec de beaux hochets. Rien n’était plus efficace. Pourtant, nous n’avions pas eu de guerre depuis longtemps et je ne voyais pas à quelle récompense ils pouvaient prétendre en temps de paix. Peu importait, la guerre ou non. Amadouer, oui… Sur une autre photo, plus petite, ma nouvelle amie à l’orangeade posait en maillot de bain. C’était presque indécent comme image mais c’était brûlant pour mon compte. Elle souriait au soleil, les mains calées dans le sable, en arrière... Cette image me fit beaucoup d'effet même si j’avais déjà vu des filles en maillot de bain ! Bien sûr, en vivant dans cette maison, dans cette station balnéaire, je comprenais que la plage voisine invitait à s’y faire photographier. Dans la capitale, on était souvent pris devant le monument aux morts ou devant les grilles du parlement. Ici, la belle plage... Vivre près d’une plage, ça me paraissait le comble de tout. Soudain elle réapparut à l’entrée du salon, en robe rouge.

- Vous ne vous êtes pas ennuyé ? Vous regardez les photographies ? Avez-vous vu celle où pose toute ma famille ?

- Oui, celle avec le général.

- C’est cela. Ce général, c’est mon père.

- Excusez-moi, mais je préfère celle où vous êtes en maillot, sur la plage !

Elle se mit à rire franchement. Elle n’étais pas fâchée, mais d’excellente humeur. Sa robe rouge, le soleil dans les rideaux, la photo, son rire, je ne savais pas le formuler clairement, mais je croyais bien que je tombais amoureux. »